JEAN-BAPTISTE
FARKAS
IKHÉA©SERVICES
Chez Myriam et Jacques
propriétaires de IKH(S).N°21
En
cette festive période de la FIAC, un consensus nous exhorte à
ne voir de l'art que dans les "beaux" objets. Face à
cette prise de position propice à une contemplation émerveillée
quelque peu réductrice et obsolète, j'aimerais profiter
de l'occasion qui m'est offerte d'écrire un article sur Jean-Baptiste
Farkas pour rappeler qu'une alternative existe et qu'il est possible
de s'y adonner sur le thème de l'art comme "fait social".
Il est aujourd'hui une évidence que lart doit sinscrire
dans un contexte où les échanges de pensées aident
à la mutation de l'uvre d'art et visent à une redistribution
des rôles. Idéalement il faut au préalable passer
par un nouveau regard sur le monde, en exclure tout ce qui est artificiel
ou superflu, remettre en quelque sorte la réalité sur
ses pieds et observer notre société pour ce qu'elle est,
avec ce réalisme distancié que l'on trouve dans la formule
de Jean-Luc Godard : "ce n'est pas une image juste, c'est juste
une image".
C'est en partant de cette évidence essentielle que nous pouvons
alors nous éloigner de la fétichisation de l'objet d'art
et de son assujettissement aux règles institutionnelles. "Les
artistes contemporains trouvent leurs modèles théoriques
et pratiques en dehors du monde de l'art, empruntant leurs formes et
leurs méthodes à d'autres champs de savoir" écrivait
si justement Nicolas Bourriaud. Faisons donc comme eux puisque de toute
façon nous ne pouvons plus nous satisfaire du bel objet comme
règle d'or naturelle de l'art, rentrons dans l'action, refusons
d'être des collectionneurs passifs, optons pour une enquête
sur les contours sociaux de l'art et par voie de conséquences
portons-nous à la compréhension de la nature humaine et
de la communauté d'artistes qui la régit.
À ce stade, qui s'étonnera alors qu'à force de
suivre la création dans ses connexions avec la mode, le design,
l'architecture, l'informatique, la communication... mais aussi les jardins,
le sport, la fête..., il devienne plus intéressant de s'en
tenir à ce qu'est notre société et à ce
qu'elle engendre. Nous expérimentons là en direct et sur
le terrain, l'impact d'une réflexion que nous ne retrouvons qu'édulcorée
dans les recyclages et adaptations diverses opérés par
les artistes sous la coupe de l'institution.
Tout cela est une question d'éthique, cette dernière devrait
prendre le pas sur l'esthétique. Car le constat objectif de la
réalité du monde nous conduit naturellement vers une mobilisation
pour de justes causes et à une lucidité que vient mettre
en relief un art libéré de l'idée de l'art.
Se pose alors la question de savoir comment un artiste doit réagir
devant cette constatation dont lui-même, dépend. La réponse
qu'en apporte Jean-Baptiste Farkas avec IKHÉA©SERVICES préconise
en priorité l'éviction des objets d'art, seule manière
d'aborder ce changement de la nature de l'art dont il ne souhaite plus
qu'elle soit élitiste.
Dans son manuel publié par les éditions Zédélé
et présenté à la librairie de Florence Loewy, Jean-Baptiste
propose une vingtaine de services tout autant salutaires que nuisibles
et qui ne relèvent pas d'un art voué au culte de l'art
mais d'un art voué au culte de la vie. Il y déploie sa
méthode en parsemant ses pages d'idées qui réveillent
chez le lecteur des forces de création auxquels les codes sociaux
l'ont trop habitué à renoncer. Y sont ainsi regroupés
une série de services créés entre 2000 et 2004
avec des modes d'emploi où il s'agira par exemple de "Désobéir".
Dans ce service, le mot d'ordre présenté à l'infinitif,
constitue plus une invitation à entrer en réaction contre
ce terme qu'à désobéir sur commande. "Réfléchir
sur le comment et le pourquoi de sa propre obéissance peut être
également une forme de désobéissance si elle tend
consciemment vers un gain d'autonomie et nous permet de nous soustraire
toujours davantage aux multiples formes de l'autorité".
Mais "Désobéir" par sa définition même
implique un effet boomerang et plutôt que de générer
des actes réellement affranchis de ce qui nous gouverne, va rendre
également visible une mise en pratique réfléchie
de ce que l'on va pouvoir alternativement s'interdire et s'autoriser
à propos d'un même fait.
Dans l'introduction au manuel IKHÉA©SERVICES se trouve résumées
les nouvelles syntaxes artistiques proposées par son auteur:
« ... Lart prestataire tel que je le pratique au
travers dIKHÉA©SERVICES désire agir
sur le réel avant dagir sur lart. À luvre
marchandise belle et neutralisée, il oppose une méthode
de travail à plusieurs, bâtie sur un imprévu radical.
Son objectif :
rompre lenchaînement des actions efficaces.
».
Donc, tout cela ne se fait pas dans l'isolement et en une seule fois.
Outre le fait qu'une version améliorée ou modifiée
d'un des services déjà écrit dans le manuel, peut-être
envisagés par d'autres que son protagoniste, un formulaire exhortant
à la création de nouveaux services est également
mis à la disposition du public. Luvre dart
nest plus le monopole de lartiste. Rien n'est définitivement
installé, tout évolue : Jean-Baptiste nous invite à
la surenchère, à nous de jouer, pourquoi s'en priver?
Je lui ai donc fait la proposition d'un service qu'il se charge maintenant
de diffuser:
IKH(S).N°21
Ceinture ! : "Pour ne plus être un collectionneur-légume!"
AUX COLLECTIONNEURS DE LE RÉALISER
Mode d'emploi : retirer de sa collection les uvres ayant un cadre,
les sculptures portées par un socle, les dessins ou les photos
ayant un verre de protection et une jolie Marie-louise. Décrocher
les cornières et les spots directionnels qui glorifient l'autonomie
de l'uvre. Éliminer ensuite toutes les uvres qui
ne prennent pas en compte leurs modes de présentation, leurs
modalités d'acquisition et l'expérience de leur perception.
Ne garder que les uvres sur lesquelles il est possible d'intervenir
au départ pour leur réalisation et ensuite pour leurs
actualisations dans l'espace et le temps.
Remarques : l'art tenant moins à la nature conventionnelle de
ses objets finis qu'à la façon dont on va l'inscrire successivement
"ailleurs et autrement", le collectionneur pourra décider
de ne plus installer d'objets d'art chez lui et attester ainsi, qu'un
lieu vide d'objets d'art peut accueillir l'archétype même
d'un art qui s'est enfin libéré de l'esprit convenu de
l'art. Le but de l'opération : faire sortir le collectionneur
de chez lui pour qu'il investisse avec ses uvres, des contextes
architecturaux, sociaux, idéologiques ou psychologiques toujours
différents. Une possibilité pour lui de devenir l'artiste
de ses propres initiatives.
La suite à donner à mon service comme aux autres, débouchent
sur des événements qui sont très aléatoires.
Jean-Baptiste souhaite faire déboucher sa pratique non pas sur
un art radical mais sur un « imprévu radical ». Et
il met cette conception en relation avec la définition universelle
de ce quest lexpérimentation véritable : un
acte dont on ne saurait en aucun cas prévoir les résultats.
Il croit à lexpérimentation, pas à la nouveauté.
Voilà pourquoi la notion de « perturbation » joue
dans sa pratique un rôle si important. Bousculer un certain ordre
arrangé revient à créer un espace (ouvert, vide
ou en attente dêtre habité ?) que la richesse intérieure
de tout un chacun pourra investir.
« La prestation, en art, cherche à commettre de lart.
» ajoute-t-il. Il faut entendre par là qu'elle agit comme
une anomalie dans un système dont le fonctionnement semble «
aller de soi ». Le « faire » peut devenir le «commettre».
Quelle génère un imprévu en sappuyant
sur le hasard ou quelle soit résolument conçue comme
une opération de sabotage, la prestation ne vaut qu'à
partir du moment où elle agit en perturbatrice. Jean-Baptiste
emploie des expressions très révélatrices à
cet égard, pour lui il s'agit de "conspirer".
À ce propos, il faut insister sur le côté bipolarisé
de ces services qui vivent sous deux modalités : Chaque service
a son mode demploi associé à un ensemble de réalisations
qui constitue son vécu. S'il se cantonne à n'être
qu'un mode demploi, il nest quà la moitié
de son existence. C'est pourquoi ils doivent tous être mis un
jour à lépreuve du réel. Jean-Baptiste les
conçoit comme des "passages à lacte",
à la limite j'ai envie de rajouter qu'il en espère quelques-uns
qui seront des passages à tabac, mais pour la bonne cause, bien
entendu. Chaque personne qui participe à ce projet lenrichit
de sa conception du monde, de ses idées et de son énergie.
Ce n'est plus simplement d'un artiste de qualité dont il est
question ici mais d'interlocuteurs de qualité, c'est-à-dire
capables de franchir le cap du "paraître" et de l'"avoir"
vers l'"être".
« De mon point de vue, il y a vie, création de vie, quand
luvre est proposée sous forme de potentiel et non
de résultat. Lartiste, cest celui qui soigne son
point de départ : il sadresse à un public désireux
de lui prêter main-forte. Sa méthode de travail : les modes
demplois. Ce parti pris mine le statut dauteur-créateur-incréé
: dans ce type dart, lautre aussi doit avoir une part. »
Cependant, malgré la jubilation que suscitent ses services délurés,
Jean-Baptiste ne se fait pas trop d'illusion, il ne croit pas que le
système des prestations proposées puisse tenir véritablement
ses promesses ou faire espérer quelque chose d'extraordinaire
dans notre quotidien. Jean-Baptiste est à sa manière un
Spinoza-dans-lart. Il se fait peu dillusions et ressent
la nécessité de faire sagement mûrir son Éthique
à lui. Autrement dit si la tendance n'est pas vraiment fébrile
on peut tout de même espérer qu'un jour, il ne s'agira
plus seulement "d'ouvrir l'art au plus grand nombre" comme
l'annonce le Palais de Tokyo ou inversement "d'ouvrir le plus grand
nombre à l'art" selon le commentaire qu'en a donné
André Rouillé dans son éditorial pour Paris-art.com,
mais plutôt d'ouvrir le plus grand nombre et l'art à la
vie!