Les coupons-questions
de François Deck
Dès 1994,
lors de la publication des conversations Chantiers entre deux personnes
qui constituent Espace discret (1), François Deck énonçait
la question : « Comment prendre au sérieux nos conversations,
considérer la parole comme le lieu d’un travail, d’une
création possible ? »
Depuis, François Deck nous invite discrètement à
nous interroger par l’intermédiaire de ses « banques
de questions » : tour à tour dans le cadre de commandes
institutionnelles ou privées, il initie l’émergence
d’agences de questions » qui se proposent de créer
des espaces d’échange de savoirs et de compétences,
de favoriser le développement d’une imagination collective.
La création d’un tel processus est soutenue par des protocoles
et des procédures. Ainsi un outil, le carnet de coupons détachables,
sert de premier support d’inscription aux questions. Dans un second
temps, ces coupons-questions, redistribués entre les partenaires
comme des cartes, induisent une situation où chacun s’exprime,
non sur sa propre question, mais sur celle que le sort lui a attribuée
; l’opinion individuelle, ainsi décalée, reçoit
l’éclairage d’un autre point de vue. Les questions
intègrent ensuite des banques de données informatisées
dans lesquelles on peut tour à tour accroître l’information
et opérer des sélections à l’aide de mots
clés.
Alors que chacun d’entre nous, pour une raison ou pour une autre,
a l’ambition de trouver des réponses, François Deck,
lui, s’intéresse à l’émergence des
questions, non pas en tant que reconduction d’un doute mais comme
outil d’exploration s’accompagnant de décisions,
par la réécriture et la validation d’un collectif.
Il s’agit pour lui de participer ainsi à la formation d’espaces
publics spécifiques, ce qui, au-delà du concept, est le
dispositif propre à la création.
A ceux qui se demandent ce qu’il y a d’artistique dans cette
histoire-là, François Deck réplique par une question
: « La fonction de l’art n’est-elle pas de réinventer
le débat ? »
Ainsi, parallèlement au débat engagé dans les Chantiers,
qui se développe en dehors de sa présence, il a déplacé
un peu plus la notion d’auteur vers celle d’un collectif
de partenaires. C’est au sein même de la société
qu’il souhaite agir en formulant des questions qui modélisent
un possible dépassement des situations.
Ce n’est donc pas à la création artistique de François
Deck que participent actuellement divers collectifs un peu partout en
France, mais c’est bien dans les différents contextes où
ces questionnements s’exercent que François Deck et divers
collectifs sont en processus de création artistique. Cette inversion
du rapport à l’art dans son processus coutumier leur fait
adopter un comportement inédit dans un système de contraintes
avec lesquelles ils estiment qu’ils ont assez joué et trop
été abusés.
Mais c’est aussi de l’art (un art de vivre ?) où
tout n’est pas apparent puisque rien n’y est affirmé,
chaque agence de questions pouvant questionner jusqu’au projet
lui--même, etc. François Deck développe ainsi une
activité qui, favorisée par la production d’associations
d’idées et le travail de traitement de l’information,
l’amène, à l’image de ces jeux de langage
aléatoires, à court-circuiter démocratiquement
les règles d’origine. A Ivry par exemple, Madeleine Van
Doren et le Crédac se sont engagés dans la production
d’une banque de questions (2) qui favorise l’échange
de savoirs entre les professionnels de la culture et le public, se montrant
très intéressés par un processus qui révise
le rôle traditionnel du médiateur culturel.
A Saint-Denis, les collectifs d’Objectif Emploi, formateurs et
stagiaires, travaillent depuis six mois autour de questions liées
au travail, et l’émergence de certaines d’entre elles,
comme l’absence de certaines autres, a déjà bien
engagé le débat.
A Grenoble, Joueurs de flou est le nom d’une banque de
questions mise en place autour des pratiques artistiques et du lien
social. Enfin dans le dernier numéro de L’index
(3), « catalogue de vente par correspondance de travaux à
reproduction illimitée vendus à prix coûtant »,
François Deck propose notamment des coupons-questions formant
une agence nommée A tout vent : le destinataire y répond
à la question de l’expéditeur par une autre question.
Avec cette offre, les amateurs d’art (et les autres) ont tout
à gagner puisqu’en échange de leur commande, ils
se verront associés activement à un travail de création,
et tout cela pour la modique somme de 1F !
De plus, ils auront la possibilité d’échapper à
tout ce qui est généralement rattaché à
la notion de collection, car l’art de François Deck, dans
ce nouveau type de chantier entre deux personnes, n’est pas restreint
à une forme unique. Il tente plutôt d’engager les
interlocuteurs dans des histoires multiples qu’ils sont invités
à copier eux-mêmes pour leur propre gouverne. Ici, l’art
ce n’est pas seulement la vie, c’est aussi le moyen de la
questionner, et ensemble !
Ghislain Mollet-Viéville
SANS TITRE, n°39, Avril-Mai 1997
(1)
Espace discret, Maison de l’Art et de la Communication, Sallaumines,
1994.
(2) La fabrique de questions, Crédac, 93, avenue Georges-Gosnat,
94200 Ivry-sur-Seine.
(3) L’index, 31, rue Godot-de-Mauroy, 75009 Paris.