CLAUDE RUTAULT
    LA PEINTURE DEFINIE AVEC METHODE

    (un texte pour la revue art press, juillet 1997) 

    "Un tableau est quelque chose de construit selon des lois qui lui sont propres et non quelque chose d'imitatif" nous révélait en 1919 l'écrivain et théoricien du formalisme russe, Chklovski. Il commentait ainsi une peinture qui n'avait plus le droit de "refléter les petits coins de nature". Cette règle de conduite de la peinture qui s'appliquait à elle-même conduisait à scruter ce qui se passait dans le tableau et par là-même nous y enfermait, tant il semblait redoutable qu'il puisse être soumis à la représentation de quelques réalités qui lui seraient extérieures. Cette pratique carcérale conduisit Malévitch à abandonner (dans le suprématisme) "son pinceau ébouriffé" au profit de "l'acuité de la plume" et Rodtchenko à déclarer la guerre à l'Art pour se lancer dans la "production d'objets utilitaires".

    Le "Carré blanc sur fond blanc" (1918) du premier et les trois "monochromes purs" (1921) du second avaient fait croire à ces artistes que la peinture deviendraient idéologiquement inutile et socialement utopique . Quelque cinquante ans plus tard, Claude Rutault en fait lui aussi le constat mais c'est pour mieux faire rebondir le propos dans son extension au fonctionnement social.

    En 1973, lorsqu'il décide de repeindre les murs de sa cuisine ainsi qu'un petit tableau qu'il avait laissé là par inadvertance, il lui apparait manifeste qu'une toile et son mur cohabitent dans un rapport qui est loin d'être neutre et qu'il serait intéressant d'en rendre compte. L'histoire de la peinture et de ses conditions d'existence, va dès lors, reprendre ses droits dans des considérations des plus simples au plus fondamentales.

    D'abord, une toile tendue sur chassis et peinte de la même couleur que le mur sur lequel elle est accrochée, tient de la fresque et du tableau réunis en une réalité immédiatement perceptible pour ce qu'elle est : ce n'est que de la peinture ! sa facture est neutre, mécaniste et son mode de recouvrement uniforme ne présente aucun repère qui pourrait faire office de signature. La toile est la plupart du temps de format standard et le mur n'a qu'une fonction murale.
    Interchangeable généralisé
    chez Philippe Morillon, Paris

    Pas le moindre état d'âme ni de recherche originale ne préside à la conception de l'oeuvre; il ne s'agit pas d'avoir du goût ou d'en manquer mais plutôt d'éviter tout maniérisme, tout effet spectaculaire, toute surenchère qui tendrait au sublime.
    Bref, dans un premier temps nous ne sommes qu'en présence d'une couleur globale qui s'apparenterait à un recouvrement pictural, un espace "all over" ayant pris une belle envergure par rapport au monochrome formaliste.

    Mais Claude Rutault ne s'en tient pas à la simple pratique d'une peinture instantanée réduite à des conditions objectives de travail et d'exposition; avec son corpus de définitions/méthodes qui décrivent les modalités de réalisation des oeuvres et de leurs mises en place à l'initiative d'autres personnes que lui-même, l'artiste prolonge et déploie dans le temps, son précepte de départ.
    L'existence de sa peinture est sujette aux aléas de la vie : elle ne peut être qu'à durée limitée et lorsqu'un collectionneur décide de changer l'oeuvre de place ou de repeindre l'appartement d'une autre couleur, un nouveau coup de pinceau lui donnera une nouvelle jeunesse ; du temps qui passe, elle ne subira pas l'affront, au contraire elle lui devra son activisme, en temps réel mais aussi dans l'éternité !

    Ce paradoxe en entraine d'autres : d'une réalisation à l'autre, l'oeuvre est méconnaissable tout en étant parfaitement identifiable en tant que peinture et mur de la même couleur ; ses différentes caractéristiques changent, certes, mais la nature du travail est permanente, c'est même son renouvellement perpétuel qui en garantit la constance.

    Les définitions/méthodes, elles, semblent très précises mais comme elles sont liées à des paramètres le plus souvent indépendants de la seule volonté de l'artiste, elles débouchent sur des résultats pratiquement imprévisibles.

    Car la mise en oeuvre de ce système basé sur une peinture qui va au delà des limites de l'objet fini et du tableau idéal, permet d'établir de nouveaux rapports entre son auteur et les collectionneurs, directeurs de musée, commissaires d'expositions, critiques, galeristes, peintres en bâtiment ou simples citoyens ordinaires.... qui sont impliqués le plus souvent possible, dans la réalisation des oeuvres.

    A la fois pragmatique et programmatique cette mise en chantier déléguée avec ce que cela comporte de risques pour le preneur en charge comme pour l'artiste, est indispensable à l'existence de l'oeuvre, la proposition seule n'y suffirait pas : ici, ce qui importe c'est un résultat et que celui-ci existe à titre d'exemple (mais un exemple entre autres, un exemple qui n'est évidemment jamais à suivre, plutôt à poursuivre). L'absence de prise en charge peut d'ailleurs déboucher sur la disparition de l'oeuvre comme c'est le cas avec la série des "peintures-suicide" dont la surface diminue d'année en année (alors qu'inversement son prix augmente) jusqu'à ce qu'un acquéreur se dévoue pour la sauver.

    A l'ARC, en 1983 nous étions conviés à la présentation des peintures de Bernard Blistène, Jean Brolly, le Coin du miroir, Eric Decelle, René Denizot, Liliane et Michel Durand-Dessert, Eric et Xiane Germain, Bernard Marcellis, Jean-Hubert Martin, Jean-Louis Maubant, Roger Mazarguil, GMV, Suzanne Pagé... qui avaient reçu la proposition suivante de l'artiste :
    L'exposition sera la réalisation des pièces que les destinataires de cette lettre choisiront parmi les 108 travaux rassemblés dans le livre "définitions/méthodes".
    Je ne vous invite pas seulement à désigner un numéro, mais à prendre en charge le travail de réalisation, c'est à dire à choisir le mur sur lequel vous voulez voir "figurer" la peinture, sa couleur, le nombre d'éléments, leurs dimensions, les supports, l'accrochage... selon la pièce que vous voulez voir actualiser. J'ai d'autre part, décidé de diviser la durée de l'exposition en deux périodes égales de 18 jours, ce qui élargit la proposition et augmente le nombre de possibilités, l'espace qui m'est confié comportant douze murs de dimensions différentes...

    52, rue Crozatier, Paris, 1996

    A cette occasion avait été sélectionné "interchangeable généralisé" une oeuvre constituée de toiles de formats standards, réparties chez chacune des personnes contactées pour la réalisation de cette exposition. Celle du responsable de ce choix était présentée dans le musée; un descriptif commun indiquait les adresses des autres participants.

    Avec cette oeuvre l'accrochage institutionnel se voyait ainsi propulsé hors de ses murs et le système muséal s'obligeait à une application ouverte de son principe d'exposition. Nous n'étions pas loin de ce que les travaux récents vont privilégier sous le terme d'exposition/méthodes.

    En confrontant dans des combinaisons variées, plusieurs définitions/méthodes ou en y associant d'autres artistes, les expositions/méthodes débordent largement l'oeuvre dans son individualité, elles explorent les enjeux de la diffusion d'un travail collectif dont chaque partie s'attache à définir sa logique expositionnelle . De quoi créer de beaux conflits concurrentiels entre le conservateur, l'artiste et ses différents protagonistes !

    Devant ce déploiement d'activités qui s'oppose autant à l'idée d'autonomie de l'oeuvre qu'aux attitudes contemplatives du "collectionneur légume" : plus d'atelier qui enferme le peintre avec son chevalet et sa palette, plus de cadres, de cornières, de spots directionnels... tous ces éléments rattachés à l'oeuvre d'art traditionnelle et qui en quelque sorte l'encadraient sont remplacés par un cadre beaucoup plus large : celui d'une multitude de lieux de production associés à des contextes architecturaux, sociaux, idéologiques, psychologiques; contextes rattachés à l'expérimentation que nous avons d'une oeuvre qui se vit à la fois comme contenu et métaforme d'un art qui par son inscription conjoncturelle, la renforce de ses nouvelles particularités.

    A ce stade se joue alors toute une série d'éclatements des procédures, des rôles et des circuits traditionnels inhérents au champ artistique. La variabilité de ces installations et ses possibilités de croisement posent la question de l'original et de l'identité de l'oeuvre. Qui en est l'auteur ? L'artiste bien sûr, mais aussi ses interlocuteurs qui développent leur propre conception de l'art et opèrent des choix très personnels. Claude Rutault fait d'ailleurs collection des "talentueuses" initiatives de ses partenaires , tandis que lui-même s'octroie des temps de réflexion et se protège de certains activismes artistiques.

    A Tours, en 1993, le CCC accueillait Transit : des piles de toiles ou de supports divers en retour d'exposition et prêts à repartir pour de nouvelles aventures; ce dépôt exprimait un statut d'exposition en terme de déplacements, réinstallations, éclipses... et, outre ses qualités de sculpture, constituait la mémoire et la potentialité d'une réserve dans laquelle une dizaine de Tourangeaux ont pu puiser pour agrémenter d'une touche inédite la part artistique de leur intérieur.

    Pour l'inauguration de son nouvel espace d'exposition en mars, le CCC se devait de renouer avec Transit. Pendant les quinze jours qui ont précédé le vernissage, Claude Rutault tour à tour organisateur, régulateur, déclencheur, s'est livré là, à l'actualisation des 80 définitions/méthodes qui n'avaient encore jamais été présentées; c'était l'occasion pour lui de sonder le statut de la peinture, d'exploiter son stock et d'en vérifier tous les rouages au risque d'avoir à en expérimenter l'éventualité d'une réfutation...

    Peintre radical au départ, catalyseur de travaux prolifiques à l'arrivée, avec Claude Rutault nous avons droit à quelques vérités qui sont toujours bonnes à raconter. Par exemple : pendant longtemps il a essuyé sa vaisselle à l'aide d'un torchon sur lequel était imprimé l'autoportrait de Poussin, avec, dit-il, de très bons résultats. Il ne voit pas pour l'instant ce que des fabricants de torchon pourraient faire d'une toile peinte de la même couleur que le mur mais, rajoute-t-il, c'est peut-être son imagination qui le trahit !
    De même je pense qu'il serait tout aussi incongru de voir apparaitre une girafe collectionneuse de ses oeuvres que d'imaginer un spéculateur qui les engrangerait dans quelques sous-sols bancaires. Franchement il n'y a pas grand intérêt à vouloir peindre une toile de la même couleur que le fond de son coffre-fort !

    GMV


    Pour une étude très pointue de l'ensemble de l'oeuvre de Claude Rutault le lecteur se reportera aux différents textes de Michel Gauthier et en particulier à son livre Mutations, sur neuf aspects du travail de Claude Rutault (édition Musée Sainte-Croix, Poitiers, 1990), à son texte dans Claude Rutault "à titre d'exemple", catalogue du Musée des Beaux-Arts de Nantes, 1994 et à l'article L'isochrome à l'icône (sur une "légende" de Claude Rutault) in Art Présence, janvier 1997.

    Un livre vient de paraître aux éditions Richard Meier, Metz; et un catalogue informatique complet des oeuvres de l'artiste est en préparation.

    Un coup de peinture un coup de jeunesse est la définition/méthode n°13 consistant en une exposition dans cinq espaces successifs, de la même toile tendue sur chassis. A chaque présentation l'organisateur de l'exposition a le choix entre trois solutions : 1) repeindre la toile de la couleur du mur, 2) repeindre le mur de la couleur de la toile, 3) repeindre les deux d'une même couleur.
    Au Musée d'Art Moderne et Contemporain de Genève (MAMCO) est présentée en permanence l'actualisation de deux définitions/méthodes sous la forme d'une seule et même toile peinte de la même couleur que son mur : Toile à l'unité et Interchangeable généralisé
    Un programme informatique permet de prendre connaissance de ces 80 réalisations; l'exposition elle-même présentait 12 définitions/ méthodes.
    Eric Troncy in Documents n°10

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