Le jour où Marcel Duchamp décida d'acquérir
au BHV un porte-bouteilles pour le signer de son nom d'artiste et l'offrir
à la considération de tous comme objet artistique, l'histoire
de l'art bascula dans ce que certains prirent pour une joyeuse incartade
à l'esthétique de l'époque.
En réalité c'était sous-estimer
la motivation de l'artiste. En effet Marcel Duchamp désire en
cette année 1914, élaborer un discours à propos
du regard que l'on porte sur les oeuvres d'art : il ne croit pas que
l'on puisse les dissocier de leur contexte de présentation et
de l'état d'esprit avec lequel on les appréhende. L'artiste
crée mais au bout du compte "ce sont les regardeurs qui
font les tableaux", s'amuse-t-il à déclarer.
A l'évidence, c'est bien le conditionnement de notre regard aux
pratiques culturelles qui fait qu'une signature apposée sur un
objet banal suffise pour qu'il devienne artistique. Mais cette illusion
se serait pas démonstrative si l'artiste avait créé
lui-même l'objet présenté: il fallait que ce dernier
fût préfabriqué "ready-made", réalisé
anonymement à l'usine, qu'il ne dégage aucune émotion
et ne représente pas non plus un quelconque sentiment émanant
de l'artiste.
Lorsque plus tard, un centre d'art demanda à Marcel Duchamp s'il
pouvait exposer le fameux porte-bouteilles de 1914, l'artiste répondit
qu'il ne l'avait pas conservé et que le directeur n'avait qu'à
en acheter un autre directement dans un grand magasin !
Voilà une réponse d'artiste qui devrait nous donner à
réfléchir sur ce qui constitue une oeuvre d'art et sur
le rôle de l'objet dans cette oeuvre.
Le porte-bouteilles n'est pas une oeuvre d'art, ce n'est qu'un objet
de l'art de Duchamp. Seule l'idée de prendre un objet ready-made
et de le placer dans un musée pour susciter les réactions
des visiteurs fait véritablement oeuvre. L'objet, lui, est standard,
jetable, interchangeable.
En faisant passer la problèmatique artistique d'une question
de forme (le porte-bouteilles) à une question de fonction (la
prise de conscience du conditionnement de notre regard), le ready-made
donne ainsi la primauté à une réflexion qui permet
de considérer la formulation d'idée à propos de
l'art comme un acte artistique à part entière.
Le porte-bouteilles ne relevant pas d'un choix créatif, il se
montre en toute objectivité et le peintre Malévitch n'est
pas très éloigné de ce principe lorsqu'il propose
à la même époque, un tableau composé d'un
simple carré noir. L'oeuvre, par sa simplicité géométrique,
aurait pu être réalisée par quelqu'un d'autre;
seule la démarche intellectuelle compte : c'est pour la première
fois une peinture qui ne renvoie pas à des sujets qui lui sont
extérieurs comme le paysage, le nu ou le portrait ; elle
se concentre sur sa propre réalité, elle ne questionne
qu'elle même et, ne visant qu'à privilégier ses
qualités spécifiques, ouvre la voie à toute la
peinture abstraite de ce siècle.
Ainsi, avec Marcel Duchamp et Malévitch, l'artiste du passé
qui se livrait à une quête de lui-même et qui exprimait
sa sensibilité riche de conflits internes dans l'action de peindre
ou de sculpter, commençait à s'effacer progressivement
devant des attitudes où l'oeuvre se faisait l'objet d'investigations
dépassionnées et systématiques, portant à
la fois sur sa propre définition et sur le contexte de sa présentation.
Convaincus de la pertinence de ces réflexions,
les artistes minimalistes élaborèrent alors dans les années
60, un art caractérisé par l'utilisation de formes géométriques
simples, sans référence à une image, sans valeur
symbolique, sans évocation aucune d'un autre monde... un art
dont la force tiendrait dans sa seule présence brute et qui imposerait
le silence pour mieux agir physiquement et intellectuellement sur le
spectateur.
Les artistes minimalistes poursuivent et illustrent
la formule "less is more" de Mies van der Rohe et commencent
donc par reprendre l'idée que l'oeuvre doit se concentrer sur
sa propre réalité dans des conditions minimales de présentation;
ils créent un dispositif que nous ressentons comme une forme
d'art qui fait sa propre analyse : le contenu de la "sculpture"
est la "sculpture" elle-même, sans équivoque;
il n'y a pas une idée camouflée derrière l'oeuvre,
mais une idée et sa matérialisation qui ne font qu'un.
Réalisés à l'usine et positionnées comme
simples objets, ces oeuvres bouleversent le processus de la perception
artistique. Selon ce principe, Cézanne n'aurait pas dû
peindre ses "pommes", mais les présenter elles-mêmes,
de manière à ce que l'on éprouve face à
elles ce qu'il éprouvait, lui, en les peignant. On le constate
ainsi, le réel préconisé par l'art minimal ne vise
qu'à s'offrir irréductible; il n'appelle plus à
la rêverie mais suscite plutôt une réaction touchant
à l'expérience de sa perception.
L'espace de l'oeuvre y joue d'ailleurs un grand rôle, car devant
la neutralité des formes géométriques standards,
le regard du spectateur n'a pas d'autre choix visuel que de se diriger
de l'objet vers son environnement; l'oeuvre d'art minimal tend alors
à rapprocher, jusqu'à les confondre, le point de vue du
spectateur et le terrain de son action.
L'objet artistique n'est plus qu'une présence
dans un espace donné et pendant le temps de son appréhension
: pour la première fois l'espace tout entier est conçu
comme un volume structurant à l'intérieur duquel sont
confrontés l'observateur et les "sculptures" qui y
sont disposées : L'exposition façonne l'oeuvre !
Par exemple les trois "sculptures"
en L de Robert Morris sont de formes parfaitement identiques et cependant
elles n'en constituent pas moins trois entités bien différentes
car c'est leur positionnement dans l'espace qui leur attribue une
existence propre; l'une parait lourde, échouée,
au maximum d'adhérence avec le sol; l'autre est au contraire
très légère, elle ne se tient que sur sa tranche,
la dernière parait faire corps avec l'architecture. Toutes
les trois, une fois rangées dans leur réserve, perdent
leur statut d'art.
|
|
|
Les oeuvres
de Dan Flavin, un autre artiste de cette tendance, sont définies
dans un premier temps par l'agencement de tubes de néon puis
leur structure et leur volume sont déterminés par l'extension
lumineuse qui en résulte; en ce sens, la dimension de l'oeuvre
est réglée par l'architecture (murs, plafond, sol) qui
la délimite. En envahissant l'espace, la lumière colorée
de Dan Flavin le transforme et crée un bain lumineux qui abolit
les frontières entre l'environnant et l'environné :
l'oeuvre devient ainsi une "situation", un lieu d'expériences
perceptives liées aux déplacements du spectateur. |
Les oeuvres d'art minimal n'inspirent pas un contact
physique; elles ne nous invitent pas à toucher leur structure
ou leur surface comme on peut le faire avec une sculpture classique
pour en ressentir le poli ou la qualité du matériau;
avec Dan Flavin, l'oeuvre est réellement impalpable, on ne pourrait
même pas poser son regard sur elle; c'est pour l'artiste une
façon de supprimer un mode de relation émotionnel souvent
rattaché aux objets dont on apprécie, par exemple, la
patine du temps en les caressant.
A ce stade d'abandon des préoccupations d'ordre
plastique, seules commencent à vraiment compter les opérations
mentales qui accompagnent la production artistique. Apparait alors l'art
conceptuel qui préfère accorder plus d'importance aux
modalités de conception de l'oeuvre qu'à sa matérialisation.
Principalement à l'aide de mots et de textes,
ces artistes interrogent la nature de l'art en présentant de
nouvelles propositions quant à la nature de l'art. L'autodéfinition
de l'oeuvre d'art, son exploration par elle-même devient en quelque
sorte leur règle.
Robert Barry élabore ainsi des
oeuvres composées de mots qu'il diffuse dans l'espace à
l'aide de projection de diapositives ou d'inscriptions sur les murs.
Ces mots qui suscitent nos impressions devant l'oeuvre, procèdent
par allusion et possèdent une pluralité de sens qui
génèrent des associations d'idées avec le contexte
architectural ou psychologique dans lequel ils sont saisis : l'oeuvre
dans sa globalité constitue un "espace perceptif"
dans lequel le spectateur/lecteur interprète les multiples
significations combinatoires des mots. |
|
Avec Lawrence Weiner, le collectionneur s'implique encore d'avantage;
c'est une lettre qui annonce à ce dernier que l'oeuvre, sous
forme d'énoncé qu'il vient d'acquérir, a été
enregistrée chez un notaire new yorkais avec trois possibilités
pour son exposition : soit l'oeuvre n'existe qu'à travers son
inscription sur le mur et fait appel à l'imagination, soit l'artiste
réalise une oeuvre matérielle à partir de ce que
son énoncé suggère, soit c'est le collectionneur
lui-même qui en prend l'initiative.
|
Un exemple apparait à
l'occasion du parcours du vernissage commun des galeries de Beaubourg
: chez Picard Surgelés, était présentée
l'oeuvre de Lawrence Weiner : "IN AND OUT - OUT AND IN - AND
IN AND OUT - AND OUT AND IN" . Pour cette manifestation le collectionneur
n'avait cependant rien modifié ou ajouté au commerce
habituel du magasin si bien que cette oeuvre ne pouvait se révéler
que dans les allées et venues des visiteurs de l'exposition
qui entraient (IN) et sortaient (OUT) à la recherche vaine
du produit tangible que leur procure généralement le
marché de l'art ! |
Lawrence Weiner ne privilégie pas ses réalisations
par rapport à celles de ses collectionneurs; il ne limite
pas non plus leur nombre. Ici l'oeuvre devient plurielle, vise à
l'éternité et pose la question de sa vraie nature.
Nous ne pouvons que le constater à travers ces
quelques exemples, les artistes de l'art minimal & conceptuel abandonnent
leurs ateliers traditionnels, leurs chevalets et leurs palettes;
ils ne sont plus concernés par les peintures que l'on expose
avec des cadres, des cornières et des spots directionnels, ni
par les socles qui surélèvent les sculptures, ni par les
dessins ayant un verre de protection et une jolie "marie-louise".
Tous ces éléments généralement rattachés
à l'oeuvre d'art et qui en quelque sorte l'encadrent, sont remplaçés
par un cadre beaucoup plus large: celui du contexte architectural, idéologique,
psychologique, contexte qui se trouve ainsi rattaché à
l'expérience globale que nous avons de l'oeuvre.
La problèmatique artistique se déplace
ainsi progressivement des préoccupations concernant l'esthétique
du tableau et de la sculpture à l'esthétique du concept
(l'art minimal & conceptuel), puis à l'esthétique
du contexte lorsque les réalisations à l'infini de ces
oeuvres conduisent à prendre de plus en plus en considération
le champ social dans lesquelles elles sont placées.
Partant de ce point de
vue, l'amateur d'art et l'artiste s'intéressent alors à
des activités qualifiées de périphériques
à l'art : la communication (Benetton...), la mode (Jean-Paul
Gaultier...), le design (Starck...), la video (J.P. Goude, les clips...),
l'informatique (Internet...)...autant de domaines propres à
notre société et qui leur permettent d'élargir
considérablement les conditions dans lesquelles une oeuvre
d'art trouve son véritable sens. Dans cette optique nouvelle,
l'amateur d'art se libère de l'esprit traditionnel de l'art
matériel et commence à faire le vide dans son appartement
tandis que l'artiste, avec un nouveau statut, s'associe à une
histoire de l'art qui tend à devenir simplement l'histoire
de notre société ! |
|
GMV
(in "être et comprendre", été 1996)
Les
porte-bouteilles que nous voyons actuellement dans les musées
sont des éditions de 1964, ce ne sont absolument pas des ready-mades
car ils ont été réalisés minutieusement
à partir de la photo d'un porte-bouteilles acheté dans
un magasin très longtemps auparavant
par Duchamp (un porte-bouteilles qui lui est donc un vrai ready-made).
Merci de me donner vos commentaires sur
la conclusion de mon texte: