Une sélection
de mes articles et manifestes
Voici les dernières œuvres acquises pour ma collection (année 2016)
Pour un art socialisé
Personnellement, je m’intéresse à l’art au niveau de tout ce qui constitue ses contours et j’entends par là, tout ce qui va pouvoir être généré comme relations au sein de notre société au point de voir l’œuvre devenir secondaire face aux comportements qu’elle induit.
L’art, c’est un état d’esprit c’est pourquoi je ne suis pas concerné par les œuvres qui sont des objets finis sur lesquels on ne pourrait pas intervenir. Mon attention n’est retenue que par les œuvres qui correspondent à la première définition qu’en donne le dictionnaire : une œuvre comme activité, travail. Par exemple « être à l’œuvre » ne signifie pas produire un objet d’art. Je me sens proche de ce qu’avance Paul Valéry quand il écrit en 1935 : « Et pourquoi ne pas concevoir comme une œuvre d’art l’exécution d’une œuvre d’art » (1).
Les artistes que j’associe à mes réflexions, sont donc ceux qui me proposent des protocoles m’invitant à réaliser leurs œuvres en les vivant. Idéalement ce seront ceux qui me feront agir dans la vie réelle et dont les œuvres varieront au cours du temps en fonction de l’idéologie de leur époque.
Aujourd’hui il n’est pas question d’avoir pour but de remettre en question l’art, cela a été fait trop systématiquement et finalement c’est devenu une sorte de leitmotiv qu’il est temps de dépasser. Il faut plutôt procéder plus radicalement en se déportant hors des lieux de l’art et libérer l’art de l’idée de l’art (et cela c’est déjà tout un art !).
Ainsi procède Jean-Baptiste Farkas avec son entreprise IKHÉA©SERVICES qui propose à titre d’œuvres, des conduites nous éloignant de la routine (2).
L’objectif de Jean-Baptiste est de créer des anomalies dans l’univers normé de nos existences. Ce sont donc à de véritables défis auxquels il nous invite afin d’expérimenter des situations dont les issues souvent imprévisibles, sont toujours riches d’enseignements.
Il fait partie de ces auteurs qui privilégient des actions pour lesquelles il n'y a pas un concepteur et des spectateurs pour une œuvre unique, mais de multiples acteurs qui participent à des manœuvres collectives dont les artistes sont à l’origine.
Avec l’art qui a pour postulat la sociabilité, nous assistons à une mutation culturelle où l’expérimentation, l’échange ainsi que le partage s’opposent au principe d’une propriété exclusive de l’œuvre. Je pense en effet que l’art (comme la culture), doit pouvoir être transmissible de manière illimitée et se fortifier dans la mesure où il est partagé et exploité par tous.
Enfin activer l’art plutôt que de l’accrocher comme un trophée au dessus de sa cheminée, voilà qui nous exhorte à devenir les initiateurs d’un certain « art de vivre » décalé et c’est ce que je souhaite à tous ceux qui viennent de me lire.
Ghislain Mollet-Viéville
(1) Paul Valéry, « Mon buste » [1935], Œuvres II, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1960, p. 1362. Je me sens proche de cette phrase, étant moins attaché au résultat formel donné à l’œuvre, qu'aux expériences qu'elle suscite lors de sa réalisation et de son exploitation.
(2) Des modes d’emploi et des passages à l’acte, Jean-Baptiste Farkas, éditions Mix, Paris, 2010
à propos d’un art irréductible au projet conscient de l’artiste
En tant qu'agent d'art, je m’attache à faire intervenir différentes instances qui mettent à jour les modalités de production, de diffusion, d'acquisition et d'actualisation d'œuvres dont l'originalité demande des principes inédits de présentation et d'activation. Mettant en pratique ce postulat, j’ai étendu ma collection d’art à tous ses contours sociaux. Une façon pour moi de refuser sa valorisation en tant qu’objets fétichisés.
Mes actions au sein du milieu de l’art sont ainsi ouvertes sur la réalité de la vie et donnent à l’expérimentation, à l’échange ainsi qu’au partage, la primauté sur le principe d’une appropriation exclusive des œuvres. C’est pourquoi je considère que l’art ne doit pas s’accrocher comme un trophée au dessus de la cheminée, il doit plutôt être appréhendé en relation avec des initiatives collectives au sein desquelles il n’y a plus un auteur pour une œuvre unique mais de multiples auteurs pour de multiples réalisations de chaque œuvre.
L'art doit pouvoir s'effacer face aux comportements qu’il induit. Paul Valéry le pressentait déjà en 1935 lorsqu’il avançait : « Et pourquoi ne pas concevoir comme une œuvre d’art l’exécution d’une œuvre d’art »
Dans cet état d’esprit, Jean-Baptiste Farkas offre avec son entreprise IKHÉA©SERVICES, des œuvres qui ne sont pas des objets d’art mais des propositions qui ont pour point de départ des directives, des protocoles, des modes d’emploi qui nous invitent à envisager notre vie de façon décalée. Le but est d’expérimenter des situations déstabilisantes nous amenant à avoir des réflexions en porte à faux et à faire prédominer la notion de vitalité sur celle de l’inertie et de l’indolence.
Tout à la fois critique, ludique ou accablant (parfois même un peu vache) mais généreux, IKHÉA©SERVICES ne se contente pas de valoriser le gâchis ou la dépense, son ambition est d’imposer un engouement pour le destructif et la soustraction afin d’enclencher des processus nous faisant vivre l’art… sous une pluie de coups !
Dans ce contexte, c’est sous l’intitulé GAGNER ET PERDRE que la galerie mfc-michèle didier présentait pendant l’été 2016, une série d’activations d’IKHÉA©SERVICES par Jean-Baptiste Farkas et P.Nicolas Ledoux.
À cette occasion, P.Nicolas Ledoux avait réalisé des impressions à tirage unique : les Impressions-suicides. Le principe était que chaque jour à 18h, l’une d’entre elles était décrochée des cimaises et passait à la broyeuse tant qu’elle n’avait pas trouvé d’acquéreur. Les rognures qui en résultaient étaient placées dans un sac en plastique et constituaient alors une nouvelle œuvre d’art de P.Nicolas Ledoux.
Le 23 juin 2016, à l’issue du vernissage et ayant à l’esprit les principes de PRACTICES IN REMOVE – « une plateforme de recherche internationale, dont la finalité consiste à étudier et à pratiquer la notion de moins dans toutes sortes de contextes et de répertoires », j'ai acheté l’Impression-suicide n°22 qui venait de sortir de la broyeuse en payant le prix qui m’était demandé : 450 € (prix de l’impression intacte) majoré de 30% = 585 € (prix de l'impression broyée).
Puis en tant qu'agent d'art/collectionneur, j'ai souhaité me manifester en fonction de ce que m’inspirait l’idée d’un suicide jusqu’au-boutiste et je jetai les rognures immédiatement dans la poubelle de l'immeuble au milieu de tous les détritus afin que personne ne puisse en récupérer les restes. J’ai ainsi procédé à l’anéantissement graduel de l’œuvre d’art de P.Nicolas Ledoux.
C’était pour moi une façon de me confronter à ce que nous propose l’IKHÉA©SERVICES n°30 (variante 1) : Acheter/Casser : « Malaise assuré ! ». Mode d’emploi : sur le lieu de son acquisition, détruisez l’article que vous venez d’acheter.
(je précise que je n'ai prévenu aucun des deux artistes concernés dans l’exposition, de façon à "souligner le caractère offensif de cette exécution").
Avec cette opération, je ne suis pas devenu l'auteur d’une œuvre d'art. Je ne suis qu'à l'origine d'une « œuvre » entendue au sens d'activité, travail, action : on m'a vu à l'œuvre !
De mon point de vue, ce que j'ai réalisé avec cette Impression-suicide n°22 - Broyée, n'était qu'une façon logique d’exploiter l'œuvre d’art de P.Nicolas Ledoux de différentes manières. Dans un premier temps, elle a été exposée dans la poubelle. Puis, en vertu du principe que « rien ne se perd, rien ne se crée...tout se transforme », elle s’est trouvée vraisemblablement éparpillée dans une décharge municipale ou, si elle a été incinérée, la voilà maintenant sous la forme de triviales poussières disséminées dans l'univers (on peut imaginer ce que l’on veut). Mais je l’ai aussi exposée au sens de "décrire, énoncer, expliquer" ce qui s'avère être la plus claire façon de la mettre en exposition, étant donné que je suis bien incapable de dire sous quelle forme et dans quel recoin elle se niche aujourd’hui.
Pour donner une suite malséante à cette affaire, j’ai proposé à la vente mon Impression-suicide n°22 – Broyée.
C’est Bérengère de Thonel d'Orgeix qui, la première, a manifesté de l’intérêt pour son acquisition. Sa collection a en effet pour but de n’acheter que des œuvres détruites. C’est donc contre 602 € que j’ai conclu l’affaire avec elle.
Ce qui était cependant clair à mes yeux, c’est que, sans autorisation de P.Nicolas Ledoux, j’avais fait subir une transformation à son œuvre d’art Impression-suicide n°22 - Broyée et j’étais conscient qu’il pouvait me le reprocher en vertu de son droit moral. Cela m’apparaissait comme une intéressante manière de l’obliger à clarifier sa position sur l’intérêt que l’on devait trouver à ses Impressions-suicides.
Se posait ainsi le problème du statut de ce que je venais de vendre à Bérengère. P.Nicolas Ledoux aurait pu considérer qu’il s’agissait toujours de son œuvre malgré la transformation que je lui avais fait subir, mais il préféra décréter que l’Impression-suicide n°22 – Broyée, jetée par moi à la poubelle ne pouvait plus être considérée comme son œuvre d’art. Je n’ai donc pas vendu une œuvre d’art rattachée à son nom d’artiste, je n’ai vendu que les résidus d’une œuvre détruite et ayant disparu.
Ce que j’ai opéré chez Michèle Didier, doit s’interpréter dans l’état d’esprit avec lequel j’acquière les œuvres de ma collection :
Par exemple, j’ai donné plusieurs chèques (de 1000 à 2000 €) à des artistes dans le but de leur acheter une œuvre ne consistant qu’en l’acte de son achat (sans objet d’art, sans contrepartie d’aucune sorte et ne donnant pas lieu à une facture ni à un certificat).
Car pour moi, l’art doit nous engager à des prises de conscience. Ces œuvres m’ont été inspirées par la démarche des artistes à qui j’ai fait cette proposition d’achat. Ils en ont été les instigateurs à travers les propos que j’ai pu échanger avec eux sur l’art immatériel et à partir de ce que j’ai compris de leur réflexion.
Ce sont des œuvres indissociables du contexte qui les fît émerger et ce sont les artistes qui leur ont donné (et leur donneront à travers la communication qu’ils en feront) son sens et sa véritable légitimité. Dans ma collection, elles ont pris leur véritable forme à partir du moment où les chèques ont été débités sur mon compte bancaire et crédités sur celui des artistes. Je les expose à travers les commentaires oraux (parfois écrits) que j’ai avec mes interlocuteurs. Ce sont des œuvres qui contribuent à me faire repenser mon statut d’agent d’art présentant une collection qui existe essentiellement dans la connaissance que j’en ai et que je transmets : en parler, les révèle et les enrichit des réflexions qu’elles suscitent.
Au fond mes œuvres ont pour but essentiel de socialiser l’art.
D’autres œuvres de ma collection fonctionnent, elles aussi, en alternative au système socio-économique du marché de l’art. J’ai par exemple deux petites toiles monochromes de Bobig (artiste) qui m’a payé pour que je les expose chez moi en permanence (dans ma bibliothèque !).
J’ai un IKHÉA©SERVICES de Jean-Baptiste Farkas (N°18 : La destruction du lieu d’exposition, « un modèle d’exposition par le moins ! ») pour lequel j’ai rayé que j’en étais le propriétaire dans son “certificat” (cette œuvre reste la propriété de Jean-Baptiste à qui j’ai demandé de la revendre successivement à d’autres collectionneurs à la condition qu’ils procèdent à une destruction de lieu d’exposition et qu’ils acceptent qu’elle passe de main en main sans jamais appartenir à personne).
J’ai acheté à JaZoN Frings une action de la bourse de valeurs qu’il a créée : un système de notation construit à partir des aléas rattachés à sa propre vie. Les événements et les expériences vécus par JaZoN sont mis sous forme de cotations qui font l’objet de reports immédiats sur internet, comparables à ceux que diffuse Wall Street auprès du monde de la finance.
D’une façon générale, j’ai constitué ma collection d’art à partir de mes relations aux autres et elle comporte toutes les propositions/actions dans lesquelles je m’investis. Cet ensemble d’œuvres constitue la métaforme d’un art qui ne m’intéresse plus quand il produit des formes matérielles. Je privilégie le vécu en art plutôt que sa contemplation passive et cela constitue une attitude qui produit des œuvres ne relevant plus uniquement des normes rattachées à la propriété privée, ni de l’esthétique des chefs d’œuvre uniques et sacralisés.
à l’avenir, j’envisage avec jubilation que la plupart des objets d’art puissent tomber dans la désuétude entrainant l’abandon de leur collection, la démission du commissariat d’expositions « show room » et, finalement l’abdication de l’artiste qui se veut génial et qui recherche la notoriété à tout prix dans les fastueuses foires internationales.
Dans cette heureuse perspective, les contours sociaux de l’art deviendraient enfin l’art lui-même !
Ghislain Mollet-Viéville
Livre : Art performance, manœuvre, coefficients de visibilité. Sous la direction de Michel Collet & André Éric Létourneau. Les presses du réel, 2019
"GMV,
a very special agent" An
interview by Paul Ardenne for Galeries Magazines, December 1992
"L'art
du réel", un manifeste pour Art Présence n°11 (juillet-août
1994)
"Some
reflections on the idea of a different collection" Un
Texte pour
le catalogue de l'exposition "On the Edge"au Musée
de Tel Aviv, 1998.